La théorie Pygmée
Crétins des Alpes de la région de Grenoble (Carte postale, 1898)
Les personnes de petite taille forment un ensemble très hétérogène, très disparate et hétéroclite, qu’il est nécessaire de différencier entre nanisme adaptatif et nanisme clinique. Le nanisme clinique, c’est-à-dire la résurgence génétique du nanisme dans une population de taille normale, donne lieu à deux cas de figure, mais en résulte finalement ce que l’on assimile actuellement au terme de « nain ». D’une part, le nanisme harmonieux, ou nanisme hypophysaire, est la conséquence d’un déficit génétique de l’hormone de croissance dans l’hypophyse ; d’autre part, le nanisme disharmonieux, ou nanisme achondroplase, provient d’une pathologie osseuse, dont sont atteints par exemple les artistes André Bouchet (Passe-Partout), Mimi Mathy ou encore Peter Dinklage (Game of Thrones). Nous noterons que d’autres pathologies entraînent des problèmes de croissance, tel le Syndrome de Turner et d’autres maladies orphelines. Contrairement aux idées reçues, ce nanisme pathologique ou médical n’affecte pas les capacités mentales des personnes de petites tailles, d’autres facteurs liés souvent à la consanguinité intervenant dans ces carences psychiques.
Le nanisme adaptatif, dit aussi nanisme insulaire, peut être assimilé au terme « pygmée », donc à une espèce ou bien à un groupe d’espèce qui a régulé depuis des générations sa taille en fonction d’un écosystème spécifique, contraint par une limitation du volume habitable, une diminution des ressources alimentaires, ou encore un stress hydrique, climatique ou insulaire. Ce nanisme est bien documenté durant la période paléolithique : l’Homo floresiensis (Morwood & Soejono, 2003) a vécu sur l’île de Flores (100 000-60 000 BP) et l’Homo luzonensis (Détroit & Mijares, 2007) était présent aux Philippines (50 000 BP). Ce nanisme concerne aussi la période historique actuelle, avec l’abondante documentation anthropologique sur les pygmées africains et les Negritos du continent asiatique. Nos articles écrits pour Strange Reality montrent que le temps folklorique est lui aussi peuplé de pygmées : barbegazi des Alpes, hadas des Pyrénées, Korrigans de Bretagne, Sotré des Vosges.
Mais où sont les preuves de ce « petit peuple » ? Existe-t-il des fossiles qui attesteraient d’un peuplement ancien de l’Europe par des hominidés de taille réduite ? Chers lecteurs, nous vous invitons à explorer cette piste de manière plus approfondie après notre article inaugural sur Les pygmées suisses du Néolithique.
Nains néolithiques
L’exhumation par Julius Kollmann et Jakob Nüesch de cinq squelettes de petites tailles parmi vingt-sept squelettes sur le site archéologique de Schaffouse (Schweizerbild, Suisse) en 1894 est une pièce majeure rapportée au répertoire fossile du « petit peuple primitif ». Ce matériel inestimable provient d’une couche du Néolithique tardif à Schweizerbild, datée entre 4800 et 5000 BP.
Dans son compte rendu scientifique (« Pygmies in Europe », Journal de l’Institut d’Anthropologie britannique et irlandaise, Vol.25, 1896), Julius Kollmann compare le matériel osseux (un fémur) de petite taille du site de Schaffouse à celui témoin d’un homme suisse moderne.
Aidé en cela par son collègue Jakob Nüesch, et la méthode comparative mise en place par l’anatomiste Léonce Manouvrier, Julius Kollmann arrive à la conclusion que le fémur de Schaffouse devait appartenir à un individu adulte de 1,42 mètres, là où les Veddas (Negritos), ethnie asiatique de taille réduite qu’il avait patiemment étudié, mesuraient en moyenne 1,57 mètres. Un fémur provenant du même matériel néolithique et appartenant à une personne de stature moyenne mesure 45,4cm, ce qui donne à l’individu une stature moyenne de 1,66 mètres, tout à fait conforme à la taille adulte des hommes préhistoriques.
Une photographie en noir et blanc du matériel archivé par Kollman et Nüesch permet de mettre en regard le même fémur témoin de l’Homme moderne avec deux autres fémurs de petites tailles récoltés lors de la fouille de 1894.
Julius Kollmann, étudiant trois fémurs intacts du dépôt osseux de 1894 comprenant pas moins de cinq squelettes de petites tailles, en vient à des estimations de tailles précises pour les petits hommes du Schweizerbild, qui oscillaient tous les trois entre 1,35 et 1,50 mètres.
Conforté dans sa démarche scientifique, Julius Kollmann abat une dernière carte maîtresse dans la suite de son exposé scientifique en présentant face à un crâne témoin d’homme moderne suisse le crâne intact d’un de ces pygmées du Néolithique découvert par son collègue italien Guiseppe Sergi lors de fouilles en Sicile en 1893.
Comparant et mesurant ces deux crânes, Julius Kollmann arrive à une capacité crânienne (cc) de 1031 pour le pygmée de Sicile contre 1460 pour l’Homme moderne. La capacité crânienne du pygmée de Sicile est de 30% inférieure à celle de l’Homme moderne. Nous sommes donc face à un crâne d’Homo sapiens adulte, du Néolithique, qui s’est adapté par « nanisme » à son environnement insulaire (la Sicile). Le savant suisse a conscience de se retrouver face à un matériel archéologique d’une valeur inestimable, ce qui le poussera à conclure son papier par la dénomination de « pygmée suisse du Néolithique » pour rendre compte de ce nouveau taxon.
Tous les efforts archéologiques de Kollman et Nüesch dans le Schweizerbild ne resteront pas lettres mortes, et trouveront une oreille attentive en France, notamment dans le cercle des anthropologistes lyonnais (Dr Henry Dor, « Les Pygmées néolithiques de Suisse », Bulletin de la Société d’anthropologie de Lyon, tome 22, 1903) :
« Sa communication était passée inaperçue quand, en 1894, les fouilles des sépultures de l’époque néolithique, faites sous la direction de Jakob Nüesch, au voisinage de Schaffouse, mirent à jour au milieu de squelettes de grande taille, cinq squelettes d’une remarquable petitesse, que Julius Kollmann montra être des adultes, concluant à l’existence indéniable de pygmées habitant en Europe lors de l’âge de pierre. Depuis lors, Jakob Nüesch et Julius Kollmann ont multiplié les travaux sur cette question, comme vous l’a montré l’intéressant rapport que vient de nous exposer Mr Dor. […] Faisant la synthèse de tous ces travaux, on arrive à cette idée qu’une race de pygmées a dû peupler le monde dans les temps les plus reculés et, avec Julius Kollmann et Jakob Nüesch, on tend à les considérer comme l’avant-garde de la variété actuelle de l’espèce humaine ».
Six années après les savants lyonnais, Paris se réveille avec l’anatomiste Adolphe Bloch (« Observation sur les nains du Jardin d’acclimatation », Société d’anthropologie de Paris, 1003ème séance, 1909) qui décrète, après analyse des trois fémurs, qu’ils proviennent d’individus de petites tailles qui ne souffrent ni d’achondroplasie, ni de nanisme pathologique. Quelques années plus tard, l’anthropologue Sigismond Zaborowski (« Ancienne et actuelle population de la Suisse », Revue anthropologique de Paris, 1921) fait état de matériel archéologique semblable sur le site suisse de Chamblandes (près du lac Léman), à quelques encablures du site de Schaffouse, où les squelettes de femmes ne mesuraient pas plus d’un mètre alors que les hommes n’atteignaient que les 1,40 mètres.
Ce « petit peuple » du Néolithique, référencé en Suisse, a-t-il connu d’autres foyers en Europe ?
Deux sites archéologiques, en Italie et en France, ont pu conserver des dépôts néolithiques où les adultes de stature moyenne se mêlaient à des adultes de petites tailles. Cité par Julius Kollmann dans son rapport scientifique, Guiseppe Sergi (« Au sujet des Pygmées européens », Revue de la société romaine d’Anthropologie, 1894-1895. Pp. 288-291) analyse plus de vingt-cinq crânes de Sicile et de Sardaigne et arrive peu ou prou à la même conclusion que les savants suisses, à savoir que les Italiens modernes cohabitaient depuis des temps ancestraux avec des « populations microcéphaliques » très discrètes, à la pression démographique quasi-négligeable (2 à 3% de la population totale).
L’anthropologue français Georges Vacher de Lapouge (L’Aryen, son rôle social, Ars Magna, 1889), fortement décrié pour ses thèses raciales, notamment par l’anthropologue Léonce Manouvrier et à ce moment là déjà au ban de l’anthropologie moderne, participe à l’engouement archéologique de son époque en rendant compte dans la grotte de Soubès (Cévennes) de la découverte par l’explorateur Joseph Vallot d’ossements bien singuliers…
Lapouge (Bulletin de la Société scientifique et médicale de l’Ouest,1895) s’exprime ainsi : « J’ai reçu deux lots importants d’ossements provenant d’une petite grotte située sous le château de Soubès […] Ces lots présentent deux mandibules d’une petitesse extrême, dont le rapport de croissance correspondrait à la mandibule d’un enfant de sept à dix ans de nos races ordinaires […] Ces pièces osseuses correspondraient à une race de pygmée peut être voisine de ceux d’Afrique, en tout cas nouvelle en Europe ».
Le savant conclut, face à une telle découverte, à une autre espèce du genre Homo qu’il dénomme Homo contractus (1895), c’est-à-dire l’ « homme comprimé » (de taille réduite), une année avant la dénomination proposée par Kollmann et Nüesch de « pygmées suisses du Néolithique » (1896).
Nains historiques
Ces diverses peuplades naines, découvertes à la fin du XIXème siècle dans le répertoire archéologique du Néolithique (Suisse, France, Sicile, Sardaigne), ont-elles traversé les périodes historiques ? Nous essaierons de creuser ce point crucial dans la suite de notre étude.
Quelques années avant l’effervescence anthropologique autour des « pygmées suisses » (1896), R.G. Haliburton (La survie des nains, Editions Robert Grant, 1891) a documenté des cas scientifiques de nains espagnols : « À Gerone au Val de Ribas (Pyrénées catalanes), une population naine a été dûment expertisée par le médecin Miguel Morayta. Ils avaient les cheveux rouges, les mêmes yeux que les Mongols, les nez épatés, les têtes plates, les lèvres proéminentes. Des nains semblaient vivre aussi dans les hautes montagnes au-delà de Murcie (Sierra Espuna), sans toutefois plus de précisions à leur égard ». R.G. Haliburton rapporte aussi la présence encore récente, en 1891, d’une population naine dans les Vosges, sans doute à rapprocher du sotré souvent mentionné dans les articles de Strange Reality.
Pourtant, si l’on évoque un peuple de petite taille en nos temps historiques, on pense de prime abord à l’énigmatique communauté des Ligures. Les quelques rares écrits concernant ce peuple les voient comme une communauté alpine protohistorique, sans écriture, ayant vécu à l’âge de fer, donc à la période qui succède aux fouilles néolithiques (Kollmann, Nüesch, Sergi, Lapouge) et qui précède l’Antiquité romaine. De ce peuple très primitif ne demeurent que des traces écrites en grec ou en latin, quelques sites archéologiques et … des survivances dans la toponymie des lieux. Mais, s’ils sont montagnards, c’est parce que les Celtes les ont contraints à se réfugier sur les hauteurs. D’ailleurs, « Ligures » est le nom que leur a attribués les grecs, et qui signifie tout simplement « haut perchés ».
« Les Alpes sont habitées par de nombreuses nations, toutes celtiques à l’exception des Ligures, qui, bien que d’une race différente, leur ressemblent étroitement dans leur mode de vie. Ils [les Ligures] habitent cette partie des Alpes qui est à côté des Apennins, et aussi une partie des Apennins eux-mêmes. Cette dernière crête montagneuse traverse toute la longueur de l’Italie du nord au sud et se termine au détroit de Sicile2. » Strabon (Ier siècle av. J.-C.).
A cause d’une pilosité abondante, les Ligures portèrent aussi le nom de Capillati ou Comati. Ce furent d’abord des peuples de pasteurs en petits nombres, vivant essentiellement de la chasse, de la pêche et de l’élevage de troupeaux, et changeant périodiquement de lieu d’habitation pour trouver de meilleurs pâturages. Ces premières peuplades Ligures vivaient par familles ou par tribus isolées, sans agglomération de maisons, les uns dans les bois, d’autres sous de misérables huttes ou dans des rochers et recherchaient de préférence la proximité de sources vives ou de cours d’eau. Ils montaient en général les troupeaux dans les montagnes dès la fonte des neiges afin de profiter de l’excellence des pâturages, et l’hiver, redescendaient dans les vallées. Leur vie s’écoula ainsi paisiblement pendant plusieurs siècles, les familles se multipliant, les peuplades s’agrandissant, ceci sans grand changement jusqu’au XIVe siècle avant J.-C., qui voit l’arrivée des premiers colons phéniciens et grecs.
Florus, historien romain du Ier siècle ap. J-C, nous donne une excellente description de ces Ligures : « Les Ligures sont durs, laborieux et sobres ; ils ne vivent que de laitage et du fruit de leurs troupeaux. Les femmes y partagent tous les travaux de leurs maris. Ils sont infatigables à la guerre. Remuants par caractère, ils n’ont pas de cavalerie à cause des escarpements du pays et du manque de fourrage. Ils se servent de petits boucliers à la manière des Grecs. Leurs javelots sont en bois de houx. Ils sont très habiles tireurs à l’arc et dès leurs bas âges exercés à cet art. Il ne leur faut presque rien pour se nourrir. Comme ils habitent un sol âpre, stérile, rocailleux et couvert de bois, ils récoltent peu de fruits et de blé ; tandis que les uns sont à la chasse et soignent les troupeaux, d’autres fendent les rochers et extraient les pierres dont ils font des murs de soutènement. C’est là-dessus qu’ils ramassent quelque terre végétale pour la cultiver. Ils n’obtiennent quelques récoltes qu’à force de bras, de ce terrain où l’on ne peut piocher sans rencontrer la roche vive. La frugalité de leur vie, jointe à cet exercice pénible et continuel, les rend secs, maigres, nerveux, mais robustes. L’habitude qu’ils ont de marcher dans des collines pierreuses, les rend agiles à la course. Comme tous les montagnards, ils sont braves et jaloux de leur liberté. Peu s’abritent sous des maisons, ils couchent presque sur la terre nue ».
Sénèque raconte que, pendant leurs guerres contre les Romains, ils savaient si bien se cacher dans leurs grottes qu’il était plus facile de les vaincre que de les trouver. Excellents guerriers, ils se distinguaient surtout comme frondeurs. Au moment de l’attaque et pour effrayer l’ennemi, ils jetaient des cris stridents. Les Ligures occupaient le sud-est de la France et une partie du nord de l’Italie, le sud de la Suisse, mais aussi la Corse et la Sardaigne, peut-être même la Sicile, ce qui cadrerait parfaitement bien avec les fouilles néolithiques précédemment citées. Farouches, frustres, secs, barbus, vêtus de peaux de chèvres, les Ligures habitaient de misérables cabanes de pierres sèches, à l’exemple de ces amas rocheux trouvés dans les Alpes Maritimes.
Ces mauvaises constructions en pierres sèches ne sont pas sans nous rappeler les sommaires « cabanes des carcaris » relevées par Gilbert Jacquet de la Gazette du V@lbonnais dans notre enquête sur les Carcaris du Valbonnais :
Dès 1909, une enquête approfondie a aussi été menée par le grand folkloriste Arnold Van Gennep (« Les Pygmées du Salève et les Crétins du Valais et de la Savoie », la revue Le Mercure de France, 1909) qui, galvanisé par les fouilles archéologiques de Julius Kollman et Jakob Nüesch en 1896, s’intéresse lui aussi à ce curieux « petit peuple » alpin, en récoltant toute une moisson de témoignages dans la vallée de l’Arve et du Salève (Haute-Savoie). Une fois encore, deux types de nains se distinguent nettement de la riche récolte testimoniale : « il y a crétin… et crétin ». Selon le chercheur, il ne faut pas confondre le dégénéré – bossu, tordu, goitreux, dont les infirmités ont pour cause principale le manque d’iode dans les vallées montagneuses – et l’homme de très petite taille, mais bâti normalement.
Pour ce dernier, qu’il nomme « Pygmée du Salève », il donne une description précise : « Ce sont des hommes et des femmes très petits, de 1m30 à 1m50 ; les bras sont relativement longs, la marche est très balancée ; la mâchoire inférieure est carrée et avance assez, le haut de la tête est large, le cou est court : bref, toute l’apparence, jusqu’au regard même, a quelque chose d’un peu bestial […] Mon opinion définitive est que ces individus sont les derniers survivants, plus ou moins métissés, d’une race déterminée, antérieure aux grands blonds nordiques (Germains), aux grands bruns (Méditerranéens) et aux petits bruns (type alpin) qui se côtoient actuellement en Savoie. Cette race était, je pense, celle dont on a trouvé des restes près de Genève (grottes de Salève) ».
Arnold Van Gennep postule donc que les « Pygmées du Salève » pourraient être les descendants, plus ou moins métissés à la population locale, des « Pygmées néolithiques » avalisés par les fouilles archéologiques de Julius Kollmann et Jakob Nüesch en 1894. Cette théorie audacieuse, fondée sur des fouilles fossiles et des observations de terrain, permet une nouvelle occurrence du terme « Pygmée » pour désigner cette population primitive, tout en ne négligeant pas le rapport éventuel avec le crétin des Alpes, résumé dans cette magnifique formule ironique : « il y a crétin… et crétin ».
Le crétin des Alpes (Antoine de Baecque, Histoire des crétins des Alpes, Editions Vuibert, 2018) se confond facilement avec le goitreux, à cause d’une vie peu hygiénique dans les vallées encaissées, et permet de traiter des problèmes génétiques complexes liés à la consanguinité. Historiquement, on distingue le crétinisme goitreux endémique dû à une carence en iode dans certaines régions, et le crétinisme infantile congénital par absence de thyroïde ou trouble génétique de synthèse des hormones thyroïdiennes. Le crétinisme endémique a été éliminé par l’utilisation de sel de table, et d’autres aliments enrichis en iode. Le crétinisme infantile est éliminé par un dépistage systématique de l’hypothyroïdie à la naissance, au troisième jour, mis au point dans les années 1970. En France, ce dépistage est généralisé depuis 1979.
Le crétin des Alpes ne correspond donc pas vraiment à notre champ d’étude, et rejoint davantage un nanisme clinique par ses rapports à l’hypothyroïdie, à la consanguinité et aux carences alimentaires. Un précieux manuscrit du début du XIXème siècle, écrit par un certain Jean-Joubert Ainarde, évoque la connaissance dans le village très reculé de Chantelouve d’un peuple sauvage, qui pourrait se référer à ces crétins des Alpes, connu par les anciens du village et qui aurait hanté les granges d’altitude.
« Après avoir parlé des singularités de la montagne, descendons jusqu’à la Lète et arrêtons-nous à contempler les chasements d’une douzaine de granges éparpillés au-dessus du chemin des Sagnas. Les anciens ont transmis d’âge en âge à la postérité qu’elles étaient autrefois habitées par un peuple sauvage, et ainsi que les villages des Sagnas et des Rochas descendaient de leur origine, sous prétexte d’avoir accueilli dans leur village la dernière personne de ce peuple sauvage ».
Le Pygmée africain (Serge Bahuchet, « L’invention des Pygmées », Cahiers d’études africaines, vol. 33, n°129, 1993), par son nanisme adaptatif, répond en revanche à un mécanisme tout à fait similaire à nos recherches sur les pygmées néolithiques : ce sont des hommes qui ont dérivé du peuple Bantou depuis 60 000 ans afin de s’adapter à un environnement âpre, la forêt équatoriale africaine, dont la limitation des ressources alimentaires et l’écosystème en vase clos (insularité) impose le procédé évolutionniste du nanisme. En un sens, les Pygmées sont aussi évolués que leurs voisins Bantous, et en tout cas bien mieux adaptés par la petitesse de leur taille au stress climatique et insulaire inhérent à la forêt équatoriale africaine.
Conclusion
Toutes ces réflexions autour d’ossements fossiles appartenant à une humanité de taille réduite relancent le débat autour de la Pygmy Theory, mouvement finement analysée par l’essayiste Michel Meurger (« Le Thème du Petit Peuple chez Arthur Machen et John Buchan » (p. 111-150), in. Lovecraft et la S.-F., vol. 1, Amiens, Encrage, coll. « Travaux » (no 11), 1991, 190 p.), qui décrète que l’Europe a été anciennement peuplé par de hominidés de petites tailles, peu à peu refoulés ou assimilés (dilution génétique) par des peuples de stature moyenne (Celtes, Ibères, Etrusques, Grecs). Les fervents défenseurs de cette théorie du début du XXème siècle fraieront souvent avec le fantastique, notamment Arthur Machen et ses Chroniques du Petit Peuple (Editions Terre de Brume, 2002) dont s’inspirera le grand écrivain H.P. Lovecraft (1890-1937). La partie romanesque et fictionnelle de la « théorie Pygmée » est déjà très documentée et discutée dans les milieux académiques, mais il nous semblait nécessaire à Strange Reality de lui redonner sa coloration scientifique initiale.
En effet, une véritable émulation s’est emparée des milieux scientifiques européens entre la fin du XIXème siècle et le début du XXème siècle autour de cette question des « Pygmées néolithiques » : d’abord, M.G. de Lapouge théorise dès 1883 un Homo contractus à partir de fouilles personnelles dans la grotte de Soubès (Cévennes) ; ensuite, en 1894, Guiseppe Sergi étudie les « populations microcéphaliques » de Sicile et de Sardaigne ; enfin, lui emboîtant le pas, Julius Kollmann et Jakob Nüesch reprennent le flambeau avec leur étude magistrale sur « les Pygmées suisses du Néolithique ».
Ces trois études fondamentales sur des ossements du Néolithique, très méconnues, montrent la plasticité étonnante du genre Homo durant le Néolithique sur le continent européen, là où des études fondamentales durant la période Paléolithique en Indonésie ont permis l’exhumation des espèces naines Homo floresiensis et Homo luzonensis.
En Europe, la période protohistorique (âge de fer), permet de faire la connaissance du peuple Ligures, très mal documenté, qui hantait pourtant les mêmes sites géographiques que les « pygmées néolithiques » (Suisse, France, Italie). Cette peuplade frustre, archaïque, de petite taille, serait-elle la résurgence des pygmées du Néolithique ? Les sources à ce sujet ne nous permettent pas pour l’instant de trancher le débat. Pourtant, les Homo sapiens pygmées existent encore actuellement, sur le continent africain (Aka, Baka, etc.) et sur le continent asiatique (Negritos).
En France, les grands folkloristes étaient aussi sur la piste d’un « petit peuple » concret et palpable, bien éloigné des contes fantastiques : en 1909, Arnold Van Gennep pense avoir retrouvé les derniers représentants de ce « petit peuple primitif » dans une vallée encaissée de la Haute-Savoie et les nomme bien à propos les « Pygmées du Salève » ; à partir des années 1950, Charles Joisten poursuit les travaux de son maître à penser Van Gennep et documente les carcaris du Valbonnais et les bretous du Valgaudemar.
Tous ces chercheurs redonnent durant une vingtaine d’années du crédit à un peuplement ancien du massif alpin par des Homo sapiens de très petite taille, c’est-à-dire d’authentiques pygmées européens, confortés en cela par les fouilles fossiles (Sicile, Cévennes, Schweizerbild), le riche folklore local (carcaris, bretous, yasses, barbagazi, etc.) et l’exemple contemporain du « nanisme adaptatif » des pygmées africains. Chers lecteurs de Strange Reality, il nous semblait tout à fait urgent de réactualiser la « théorie Pygmée » dans cet article, en espérant avoir vos retours et vos réflexions sur ce passionnant sujet d’étude.