Constructions artificielles des nutons
Cher lecteur de Strange Reality, les nutons des Ardennes belges et leurs voisins nains demeurent pour la plupart dans des abris naturels, à tel point qu’un grand nombre de grottes de la région leur sont associées. Selon la légende, les blocs de pyrite dans l’Entre-Sambre-et-Meuse étaient même considérés comme les déjections de ce « petit peuple », et nommés bien à propos « étrons des nutons ».
Outre ce trait d’humour, typiquement belge, les nutons semblaient malicieux, éveillés, voir même capables de réflexion, et ils étaient nombreux à exercer les métiers de cordonniers, chaudronniers et forgerons. Auraient-ils pu investir et aménager des structures et des dispositifs créés par les humains ? Auraient-ils pu, par leur pratique artisanale, créer des objets personnels ? Auraient-ils pu finalement, par leur ingéniosité naturelle, s’extirper du monde sauvage et intuitif ? Les structures artificielles des nutons seront ainsi questionnées dans le présent article.
Structures naturelles réinvesties
Entre les villages d’Anloy et de Glaireuse, le bois de Cuî est clairsemé d’éboulis, d’affleurements schisteux, de blocs moussus dont certains ont roulé jusque dans la rivière. Ce site sauvage présente plusieurs cavités dont un bel auvent rocheux baptisé le « trou des nutons » ou encore « la cuisine des nutons », qui auraient abrité ces nains capricieux et folâtres du légendaire ardennais.
La « cuisine des nutons » du bois de Cuî (MT, 2017)
À quelques pas de là, au bord des rapides de la Lesse gît une grande pierre couverte de petits trous circulaires : les Scûles (les écuelles), qui d’après la tradition servaient d’assiettes aux nutons pour les repas. On montre aussi, sur une roche voisine, un plat et un fauteuil dont l’usage était, paraît-il, réservé au patriarche des petits hommes.
Les « assiettes des nutons » du bois de Cuî (MT, 2017)
Au lieu-dit les Roches, entre Ochamps et Jehonville, le long du ruisseau d’Omois se voyaient encore naguère les « cassettes des nutons », c’est-à-dire de petits creux en forme de tasses où les nutons, selon la légende, venaient boire. Désormais transformé en carrière, ce site s’est malheureusement abîmé dans les affres du temps, qui consume toute chose.
Dans le bois du village de Frahan, l’actuel forage d’ardoisière n’était autrefois qu’un simple abri sous-roche dénommé le « trou Perpète ». Les anciens du village le disaient jadis habité par de petits hommes réparant les outils que des paysans leur portaient le soir. Ils les retrouvaient le lendemain en parfait état. Le salaire était perçu en argent ou en nature. En 1834 seulement, des villageois osèrent pénétrer dans le trou Perpète. Ils le firent s’éclairant d’une chandelle bénite afin de prévenir du mauvais sort. En rampant dans un couloir d’une quarantaine de mètres, ils trouvèrent une salle rudimentaire, carrée, habitable car aérée par des soupiraux naturels dans les rochers. Mais point de nutons ! Au milieu du XIXe siècle, elle servit de logement à un vieil ermite jouissant d’une réputation de sorcier.
Structures humaines réappropriées
Si certaines structures naturelles sont aménagées par les nutons (la cuisine des nutons, les siège en pierre du patriarche, le trou Perpète), des sites d’occupations humaines, comme les mines ou les châteaux, sont réinvesties par les nutons, soit par commensalités, soit par opportunisme.
Ainsi, à Montenau, le lieu-dit « Wolfsbusch » était un ancien site d’exploitation de l’or dès l’époque celte. Les romains ont repris ces gisements à leur propre compte comme le prouve les vestiges circulaires d’une ancienne fosse d’extraction. Plus tard, cette fosse est devenue un point de départ pour les galeries des nutons. A Hoursinne, le Trou Périlleux, un trou des nutons, communique avec une ancienne exploitation gallo-romaine de minerais de fer.
Mais l’exemple le plus détaillé de cette collusion entre galerie des nutons et ancienne mine restera sans conteste le « trou des Massotais » de Petites Tailles, porte d’entrée d’une galerie d’exploitation de l’or connue depuis l’époque gallo-romaine.
Zone fangeuse où se trouve le trou des Massotais (Petites Tailles, 2018)
Divers auteurs, comme Michel Hubin (« L’or d’Ardenne ? Une réalité exploitée déjà par les Celtes puis par les Gaulois », Le Soir, 6 février 1998) , ont vu dans la recherche de l’or gaulois la raison de la seconde expédition militaire de Jules César contre les Éburons en 54 av. J.-C. Après être tombée en désuétude, cette galerie aurait été investie par les Massotais, avant que ces derniers ne disparaissent au XVIIIe siècle, laissant ainsi place à une dernière exploitation de la mine par des orpailleurs locaux de 1875 à 1920.
Exploration de la galerie minière celtique en 2000 (Livingstone, 2009)
Les analyses au carbone 14 des pièces de bois retrouvées dans le trou des Massotais ont permis d’identifier deux occupations antiques d’exploitation, l’une par les Celto-Gaulois de 360 av. J.-C. à 280 av. J.-C. (IVe siècle av. J.-C.), l’autre vers 400 ap. J.-C., à la fin du Bas Empire romain, sans doute par des Lètes (Brigitte Lousberg, « Trou des Massotais – Découverte archéologique – Une meule gallo-romaine pour extraire de l’or », Le Soir, 9 janvier 2003).
Mais certains lieux occupés par les nutons étaient d’une autre envergue que de simples mines : à Warmifontaine existait un vieux manoir en ruines où les lutons avaient élu domicile. La légende prétend qu’un coffre d’or gardé par ces petits hommes a été enfouie en plein cœur de ces ruines.
En amont de La Roche, le « Cheslé » de Bérisménil occupe un promontoire rocheux de la vallée de l’Ourthe. Cette vaste fortification, d’une superficie de douze hectares, est datée du Néolithique tardif. Son puits renfermerait un trésor jalousement gardé par les nutons.
Le Cheslé de Bérisménil, ancienne fortification néolithique
Un jour pourtant, deux habitants du village de Nadrin, bien décidés à s’emparer du trésor, se rendirent au Cheslé à la nuit tombante avec tout le matériel nécessaire à leur besogne. Arrivés près du puits, ils trouvèrent un petit vieillard dont la figure joufflue était toisonnée d’une longue barbe grise. Le nuton leur reprocha leur cupidité, mais attendri par leurs supplications et par la prétendue misère dans laquelle étaient plongées leurs familles, il consentit à les laisser creuser. Le trésor serait à eux à condition toutefois qu’ils achevassent l’opération dans le plus parfait silence.
Les deux hommes se mirent donc à l’œuvre et travaillèrent avec une telle rapidité qu’au bout de quelques heures le trésor fut dégagé. C’était une énorme caisse de fer remplie de pièces d’or, et si lourde qu’il fallut l’assistance de l’obligeant nuton pour la hisser au bord du puits. S’apprêtant à la détacher de la corde, l’un des hommes dont les yeux brillaient de cupidité s’écria : « Pour le coup, nous le tenons ! ». Malheur !
A ces mots, le coffre lui échappa et retomba au fond du puits. Ce ne fut pas le seul châtiment infligé à nos chercheurs de trésors : des mains invisibles les saisirent et leur molestèrent les côtes de telle façon, qu’à grand-peine ils purent rentrer chez eux pour se mettre au lit.
Structures nutonnes authentiques
Les nutons, habiles constructeurs, étaient eux-mêmes à l’origine de certaines créations artisanales. Ainsi, certaines structures mégalithiques assez grossières semblent avoir été attribuées aux nutons, tel le « Lit des nutons » de la forêt de Bastogne déjà évoqué.
Le dolmen de Solwaster, un remarquable monolithe de quartzite révinien est situé en plein cœur du territoire de notre petit peuple, à quelques encablures à peine de la magnifique cascade des nutons.
La cascade des nutons
Le dolmen de Solwaster
Parfois, les nutons s’adonnent aux activités de chaudronniers, de soudeurs, de forgerons. Pourra-t-on alors identifier d’anciens sites de forge ? Et pourront-ils être, par leur plus faible dimension, attribués aux nutons ? La seule source fiable à ce sujet vient à nouveau d’Antoine Schayes : « les galeries creusées par les kabouters portent la marque des scories de forges où ils travaillaient le fer et de restes de leurs petits fours où ils réalisaient la fusion des métaux » (Essai historique sur les usages, les croyances, les traditions des Belges anciens et modernes (1834), Editions Forgotten Books, 2018). Malheureusement, dans l’état actuel de nos recherches, ces sites n’ont pu être retrouvés.
Le petit peuple belge avait développé un certain sens du sacré, comme l’atteste la pierre votive de l’Eglise de Celles que les romains avaient érigé en l’honneur d’une divinité nutonne qui reste encore à définir. Cette dévotion religieuse, couplée à un talent naturel pour la construction ont dû convaincre les autorités médiévales de Louvain d’engager des nutons comme manœuvres pour l’érection de la Tour Sainte de Gertrude au milieu du XIIe siècle. Ces talents artisanaux propres aux nutons évoquent irrésistiblement les cagots et leur aisance naturelle dans les métiers du bois, comme l’atteste la construction des charpentes de la Halle de Campan, du château de Montaner ou encore de l’église de Monhein
La Tour Sainte de Gertrude, érigée par les nutons (carte postale, XIXe siècle)
Chers lecteurs de Strange Reality, le niveau intellectuel assez élevé des nutons a été démontré par la présence de quelques structures artificielles (scories des forges, mégalithes, Tour Sainte de Gertrude) ou bien de nombreuses structures aménagées (« trou Perpète », mines, galeries, cuisines, châteaux). Les nutons, par l’entremise de cette « fabrication d’objets », peuvent être considérés comme des Homo faber de premier rang, d’authentiques Homo sapiens pygmées, des « frères humains » à connaître et à respecter, pour reprendre la belle formule initiée par le poète français François Villon.